La nécessité d’un débat ouvert et transparent sur l’avenir de notre secteur énergétique en France est souvent évoquée. Se pose dans ce cadre la question d’une possible relance du nucléaire.

Différentes notes ont ainsi été produites, comme celle du HCP[1] « Electricité : devoir de lucidité », de l’OPECST[2] sur « l’Energie nucléaire du futur », ou encore de l’Académie des Sciences : « L’apport de l’énergie nucléaire dans la transition énergétique ».

On peut toutefois s’interroger sur l’approche retenue dans le cadre de ces discussions.

Le nucléaire fait face à plusieurs défis

Au-delà des contraintes techniques et de sécurité qui freinent la diffusion de cette technologie, si la filière bénéficie aujourd’hui d’une meilleure image du fait de sa capacité à produire de l’électricité pilotable bas carbone avec un facteur de charge élevé, elle reste confrontée à plusieurs problèmes :

  • Le coût de production de l’électricité. Les nouvelles centrales, en dehors de la Chine, sont au-dessus de 100 EUR/MWh, en constante hausse depuis 10 ans. Ce coût, est plus de 7 à 8 fois supérieur aux derniers appels d’offres pour du solaire en Espagne, et 2,5 fois au dernier appel d’offre d’éolien offshore en France.
  • La complexité de la planification. La durée de construction moyenne en 2020 est de 117 mois. En ajoutant les différents permis et autorisations, la durée totale est entre 10 et 15 ans. La pertinence du lancement d’un nouveau programme doit donc s’apprécier en fonction des anticipations de l’environnement technologique et économique à un horizon de 15 ans, difficile à prévoir.
  • Les modes de financement. Le nucléaire est perçu comme présentant des risques difficiles à gérer par le marché. L’Etat joue alors un rôle très fort, que ce soit sous forme de garantie ou d’apport en capital. Malgré tout, la mise en place des financements reste un exercice difficile.

Jusqu’à présent, la filière nucléaire n’a pas su bien réagir face à ces défis : les retards de construction de 5 ans sont courants, même en Chine, parfois 10 ans ou plus. Des dépassements budgétaires, pouvant aller largement au-delà de 30 à 50%, ont été constatés. Ces difficultés ont fortement impacté la filière, avec par exemple la faillite de Westinghouse ou la restructuration d’Areva.

Malgré l’arrivée potentielle de nouvelles technologies, il semble difficile de résoudre ces problèmes à court terme sans changements organisationnels significatifs.

À lire aussi Trop cher et trop lent, le nucléaire ne sauvera pas le climat

Baisse constante de la part du nucléaire dans le monde

Depuis 1996, la part du nucléaire, alors de 17,5% de la demande mondiale, a constamment baissé pour aboutir à 10,5% aujourd’hui. Les investissements stagnent depuis 10 ans autour de 30-35 milliards de USD par an, soit seulement 4 à 5% des investissements annuels dans le secteur de l’électricité, le marché étant aujourd’hui essentiellement en Asie, les deux tiers en Chine.

En 2020, les projections de l’AIEA[3] pour les capacités installées en 2050, variaient entre une baisse de 7%, et une hausse de 82%. Le scénario « haut », signifierait pour le nucléaire une part aux environs de 20% de la demande électrique mondiale. Or la tendance actuelle ne correspond pas aux à ces prévisions  : selon l’AIE[4], nous atteindrions un peu plus de 450 GWe en 2040, contre 415 GWe aujourd’hui.

Il est difficile d’imaginer que les nouvelles technologiques nucléaires (SMR[5] ou GEN-4[6]) changent drastiquement cette trajectoire. Elles ne verront pas le jour avant 2030-2040, et les temps de déploiement et d’ajustement longs de la filière, nous permettent déjà d’anticiper qu’elles ne joueront pas un rôle décisif pour nos objectifs de 2050.

Prolonger au maximum les durées de vie des centrales est alors crucial, ce qui présente des enjeux techniques – qui doivent être étudiés au cas par cas – mais aussi économiques. Aux Etats-Unis, un tiers des réacteurs ne sont pas rentables ou sont prévus à la fermeture.

À lire aussi Multiplication des canicules : le nucléaire peut-il encore assurer un approvisionnement énergétique sûr ?

Quels scénarios pour la France ?

Pour que la part du nucléaire français soit de 50% en 2050, nous devrions construire, selon RTE, 14 EPR (ou 28 GW) d’ici 2050, et prolonger la vie de centrales jusqu’à 60 ans (24 GW).

Une approche rationnelle commanderait, compte tenu des retours d’expérience des premières constructions – avec des retards de plus de dix ans et des dépassements budgétaires de plus de 10 milliards – et des faiblesses sectorielles identifiées, que cette décennie soit l’occasion d’avancer sur au moins 3 points :

  • La restructuration sectorielle – restructuration d’EDF et poursuite des formations.
  • La continuité du grand carénage[7], des visites décennales, et autres remises à niveau.
  • Le lancement, sous conditions à préciser, de la construction d’une 1ere paire d’EPR2[8] dans le cadre d’un programme de 3.

Aller plus loin, s’apprécierait en fonction du succès du premier chantier. Un tel scénario limiterait toutefois le nombre d’EPR pouvant être construit d’ici 2050 : il n’est donc pas sûr que nous ayons tant de flexibilité dans le choix de nos scénarios énergétiques.

Le soutien à la filière, doit également s’apprécier en fonction des opportunités commerciales, et des retombées de la recherche. Or, la taille du marché à l’international reste limitée, d’autant que le grand marché est la Chine. Et la recherche, en-dehors de la production d’hydrogène avec les réacteurs GEN-4, semble relativement isolée des technologies de la transition : IA[9], batteries, réseaux intelligents, gestion de la demande, véhicules électriques, recyclage, … Autant d’évolutions qui sont associées aux énergies renouvelables.

À lire aussi La France étudie en secret le financement de 6 nouveaux réacteurs nucléaires

Relance du nucléaire ? Finalement, de quoi parle-t-on

Aucune des notes produites en France n’abordent ces questions et l’analyse stratégique de la filière apparait très succincte.

La situation du nucléaire contraste avec la dynamique des énergies renouvelables : plus de 90% des installations de production d’électricité qui se connectent aujourd’hui dans le monde, sont des énergies renouvelables. Le secteur mobilise 300 milliards de dollars, soit 40% des investissements dans la production d’électricité. Les capacités ont quadruplé depuis 2009 pour atteindre 280 GW en 2020. En seulement 10 ans, les coûts du solaire ont baissé de plus de 90%, ceux de l’éolien de plus de 60%. La plupart des marchés fonctionnent aujourd’hui sans subvention. Enfin, leur déploiement ne pose aucune difficulté – même si la disponibilité des matériaux et les conséquences environnementales de leur extraction font aujourd’hui l’objet d’études, en anticipation des volumes qui seront nécessaires dans les prochaines décennies.

Nos champions nationaux du secteur ont de fortes ambitions, chacun ayant des projets pour plusieurs dizaines de GW d’ici 2030. Et d’impressionnants succès à l’international, comme la réalisation par EDF RE de la plus puissante centrale photovoltaïque au monde (2 GW), à un coût de 11.14 EUR/MWh, soit 10 fois moins que le coût des EPR de Hinkley Point, construits eux aussi par EDF.

En outre, seules des énergies renouvelables se connecteront au réseau français entre 2020 et 2035. Le secteur est amené à croitre significativement, avec au moins 140 GW prévus d’ici 2050, entrainant de nombreuses retombées pour différents secteurs associés.

On peut donc raisonnablement se demander si le nucléaire doit être un sujet prioritaire. Les enjeux semblent plutôt ailleurs : électrification des usages, développement des renouvelables et amélioration du cadre réglementaire, évolution des réseaux de transport et de distribution, développement des outils de flexibilité.

Sachant que le secteur de l’électricité ne devrait peut-être pas non plus autant attiser autant les passions. Il n’est pas certain en effet que nous ayons beaucoup de flexibilité. Au contraire, discuter d’un programme climatique global de réduction des émissions, devrait être le contenu majeur des discussions pour la présidentielle de 2022.

À lire aussi Déchets nucléaires : un rapport international tire à nouveau la sonnette d’alarme À lire aussi Comment le nucléaire a forcé des éoliennes à stopper leur production

________________________________

[1] HCP : Haut Commissariat au Plan

[2] OPECST : Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

[3] AIEA : Agence Internationale de l’Energie Atomique

[4] AIE : Agence Internationale de l’Energie

[5] Les petits réacteurs modulaires (en anglais : Small modular reactors, ou SMR) sont une catégorie de réacteurs nucléaires à fission, de taille et puissance plus faibles que celles des réacteurs conventionnels, fabriqués en usine et transportés sur leur site d’implantation pour y être installés.

[6] GEN-4 : Les réacteurs nucléaires de génération IV (ou 4e génération) sont un ensemble de conceptions de réacteurs nucléaires actuellement à l’étude pour des applications commerciales prévues à partir de 2030

[7] La notion de « grand carénage » est proposée et étudiée par EDF depuis 2008. Elle désigne en France un vaste projet  d’adaptation et de modernisation des centrales nucléaires, visant à allonger leur durée d’exploitation.

[8] L’EPR2 est une nouvelle génération de réacteurs de 3e génération de type EPR (Réacteur pressurisé européen). Aucun exemplaire n’a encore été construit dans le monde.

[9]  IA : Intelligence Artificielle