Depuis le XIXe siècle, depuis nos réseaux électriques jusqu’à nos maisons, le courant alternatif a imposé sa domination. Mais avec la transition énergétique, les règles changent. Et le courant continu pourrait y voir l’opportunité de tirer enfin son épingle du jeu.

À l’école, nous avons tous appris que le courant électrique est le résultat de la circulation d’électrons dans un corps conducteur. Nous avons aussi appris que selon la façon dont ces électrons circulent dans un circuit — en continu dans une même direction ou alternativement dans l’une ou l’autre à intervalles réguliers (50 fois par seconde en Europe) —, le courant électrique peut-être continu — DC pour « direct current » —, ou alternatif — AC pour « alternating current ». Voilà pour les bases de la physique.

En y ajoutant un peu d’histoire, on comprend comment l’un des deux, le courant alternatif s’est assez naturellement imposé dans les usages dès le XIXe siècle. Parce qu’il correspondait bien aux technologies et aux moteurs disponibles à ce moment-là. Avec l’idée de produire à partir de gros équipements pour alimenter de grosses machines et irriguer les territoires. À l’aide d’un simple transformateur, il était possible de faire varier la tension de ce courant alternatif et de le transporter ainsi sur de longues distances avec des pertes faibles et en s’appuyant sur des câbles très classiques. Toute une industrie s’est construite autour de ça. Résultat, plus de 100 ans plus tard, les technologies de distribution du courant alternatif sont efficaces, maîtrisées et peu coûteuses. Et c’est le courant alternatif qui alimente nos maisons. Alors, pourquoi envisager aujourd’hui de l’abandonner ?

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Courant alternatif versus courant continu

En réalité, le courant continu a recommencé à faire parler de lui dès l’arrivée de l’électronique. Les transistors inventés dans les années 1960 fonctionnaient en courant continu. « Mais l’idée de développer le courant continu s’est vraiment installée avec la transition énergétique », nous explique Yannick Neyret, le président de la Fondation Current/OS, un groupement d’entreprises qui cherche à construire un écosystème de fabricants DC. « Parce qu’elle implique des sources d’électricité de plus en plus nombreuses et de plus en plus proches des lieux de consommation. Et parce que les panneaux photovoltaïques produisent naturellement un courant continu. À la sortie des batteries de nos voitures électriques, c’est aussi du DC. »

« Dans nos maisons et plus généralement, dans les bâtiments, de plus en plus de produits — plus encore ceux qui se veulent énergétiquement efficaces, les produits labélisés A+ — consomment du courant continu. Nos ordinateurs et nos smartphones, nos ampoules et nos écrans LED, nos appareils ménagers. Le courant alternatif qui arrive à la prise murale doit donc être transformé en un courant continu grâce à un bloc d’alimentation qui transforme l’AC en DC. Si un courant continu arrivait directement à la prise, cette étape pourrait être simplifiée. De quoi gagner un peu en efficacité », poursuit Yannick Neyret. Mais est-ce suffisant à convaincre l’industrie de se réinventer ? « Pas sûr. »

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La transition énergétique fait reculer le courant alternatif

Pour le président de la Fondation Current/OS, le véritable atout du DC est ailleurs. « La transition nous amène à électrifier nos usages. Alors, dans un monde où la croissance de la consommation devient plus rapide que la vitesse à laquelle les pouvoirs publics sont capables d’investir dans les réseaux, le courant continu peut tirer son épingle du jeu. Il peut offrir de l’autonomie à un bâtiment au moment où le réseau ne sera pas nécessairement en mesure de lui fournir toute la puissance dont il a besoin. »

Si la question ne se pose pas encore en France, elle émerge au Royaume-Uni et agite déjà les Pays-Bas, par exemple. « Là-bas, des projets immobiliers ou industriels sont désormais régulièrement repoussés, parfois de plusieurs années, faute d’une alimentation électrique suffisante par les réseaux. » Mais comment le passage au courant continu peut-être améliorer la situation ?

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Le courant continu pour des bâtiments plus autonomes

« Dans les laboratoires, nous avons déjà montré qu’en reliant des sources DC — des panneaux photovoltaïques, des batteries — à des charges DC — des voitures, des pompes à chaleur, des LED, etc. —, on gagne en efficacité. Les premiers pilotes, quant à eux, laissent penser que le courant continu permet de mieux maîtriser les appels d’énergie sur le réseau public et/ou de mieux s’adapter à la disponibilité d’énergie sur le réseau. En d’autres mots, avec le courant continu, il est possible de rendre un bâtiment plus frugal et plus opportuniste d’une façon assez naturelle », nous explique Yannick Neyret.

Il poursuit en nous racontant l’histoire du Circl Pavilion, à Amsterdam. Il a été construit il y a quelques années déjà. À la demande d’ABN Amro Bank. « Dans une démarche purement marketing. Avec l’idée de pouvoir accueillir les clients de la banque dans un bâtiment qui repousse les limites de la durabilité et de la circularité. » Schneider Electric en a profité pour y développer un réseau 350 volts DC. Et avec des pompes à chaleur couplées à un stockage thermique, la société a permis au bâtiment de diviser ses appels de puissance « presque par 3 ». « C’est l’idée des chauffe-eaux que nous avons tous chez nous. Ils fonctionnent la nuit pour éviter d’appeler de la puissance le jour. Mais le système reste assez rustique. Le courant continu permet d’aller plus loin. Les pompes à chaleur du Circl Pavilion peuvent accélérer quand il y a beaucoup de soleil et donc, de production photovoltaïque, et ralentir quand il y en a moins. Grâce au système de stockage thermique, nous pouvons ensuite moduler l’appel de puissance du bâtiment de façon à la fois naturelle et fine. Et sans impact sur le confort des occupants. »

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Courant alternatif et courant continu, main dans la main

Ainsi, abandonner le courant alternatif pourrait aider à tirer le meilleur parti des investissements de milliards d’euros sur les réseaux. En se servant des bâtiments pour gagner en flexibilité. Ou en comptant sur des bâtiments alimentés en DC par une électricité photovoltaïque en courant continu qu’ils produiraient eux-mêmes.

Abandonner le courant alternatif ? « Pas du tout. » L’histoire que raconte Monica Meda, responsable produit monde chez ABB, explique pourquoi. Elle rappelle en effet que AC et DC sont comme les deux frères ennemis de la famille Volt. Ils n’avaient de cesse de se disputer. Mais un jour, c’est le blackout sur Electropolis. Il apparait alors qu’en travaillant ensemble, AC et DC peuvent apporter à la fois de l’efficacité, de la fiabilité et de la résilience au réseau et aux consommateurs. L’un n’est finalement pas en tous points meilleur que l’autre. Le défi, c’est de réussir à tirer le meilleur de chacune de ces technologies. Avec la contrainte que si AC a eu une centaine d’années pour s’installer, les développements nécessaires à DC devront, dans le cadre de la transition énergétique, être faits en seulement une fraction de ce temps.

Reste en effet, comme cela a déjà été fait pour le courant alternatif, à définir des normes — y compris de sécurité — et des règles d’usages, à mettre des appareils DC sur le marché, à former des installateurs. Bref, à « faire évoluer la filière ». « Comme toute rupture, celle-ci sera progressive », annonce Yannick Neyret. « Au début, il pourra se trouver des bornes de charge DC alimentée directement par des panneaux photovoltaïques sur le parking d’un immeuble qui, lui, restera alimenté en AC par le réseau. Aux États-Unis, certaines maisons jouissent déjà d’installations qui permettent aux panneaux solaires de renvoyer en priorité le courant continu produit vers des batteries ou un chargeur de véhicule électrique — cela permettrait de gagner 10 % d’efficacité — avant de le convertir pour alimenter le logement en courant alternatif. Dans une pièce, il pourra, dans un premier temps, exister des prises USB murales alimentées elles aussi en DC pendant que la maison resterait fournie en AC. On devrait même pouvoir imaginer de l’électroménager qui accepte aussi bien le DC que l’AC. Les pilotes que nous mettons en place permettent de montrer l’étendue des bénéfices du courant continu. Mais il est clair que son adoption se fera en commençant par les applications pour lesquelles il se révèle le plus avantageux. »

Fin 2023, plus de 40 partenaires convaincus avaient rejoint la Fondation Current/OS pour ouvrir la voie au développement du courant continu.