En évoquant la quête mondiale vers la neutralité carbone, impossible de ne pas mentionner les crédits carbone, aussi appelés quotas carbone. Derrière ces termes se cachent des mécanismes de compensation des émissions de CO2 aussi indispensables qu’imparfaits. Dans cet article, nous revenons sur ce que sont les crédits carbone, sur leurs intérêts mais également sur leurs limites.
Dès son premier rapport, en 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, plus connu sous le nom de GIEC, annonçait la couleur : « Nous sommes certains des éléments suivants : il existe bel et bien un effet de serre naturel; les émissions résultant des activités humaines augmentent considérablement les concentrations atmosphériques des gaz à effet de serre : CO2, méthane, chlorofluorocarbures et protoxyde d’azote. Ces augmentations renforceront l’effet de serre, entraînant un réchauffement supplémentaire de la surface de la Terre. »
Le second rapport, paru en 1995, apporte des preuves supplémentaires de l’activité humaine sur le climat, entraînant une réaction internationale avec la signature, en 1997, du Protocole de Kyoto par 191 pays. Ce protocole international, mis en application à partir de 2005, avait pour objectif de réduire d’au moins 5%, entre 2008 et 2012, des émissions de gaz à effet de serre (GES) suivants : dioxyde de carbone, méthane, protoxyde d’azote, et trois substituts des chlorofluorocarbones.
C’est dans le cadre de ce protocole qu’est apparue, pour la première fois, la notion de compensation carbone. Cette notion désigne le principe selon lequel une organisation pourrait compenser ses propres émissions de gaz à effet de serre, considérées comme incompressibles, par l’investissement dans un projet destiné à neutraliser du carbone. De ce principe est né le crédit carbone, ou quota carbone, un certificat relatif à l’évitement, la réduction ou l’élimination d’une tonne de dioxyde de carbone ou son équivalent d’autre gaz à effet de serre.
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De ce principe simple découlent deux mécanismes principaux qui en permettent l’application. On retrouve d’abord le marché réglementaire, dit « de conformité », qui fait référence aux mécanismes de compensation carbone mentionnés dans le Protocole de Kyoto. Dans ce cadre, les pays qui se sont engagés à réduire leurs émissions de GES peuvent avoir recours à des mécanismes de flexibilité qui leur permettent de compenser une partie de leurs émissions en finançant des projets de permettant une réduction des GES en dehors de leur territoire.
De manière plus concrète, ce type de marché fonctionne de la manière suivante : une entité publique, appelée autorité de régulation, fixe aux émetteurs de GES un plafond d’émissions maximal à ne pas dépasser sur une période donnée, d’une valeur inférieure aux émissions actuelles. L’entité publique distribue ensuite des quotas correspondant à la quantité d’émissions de GES à ne pas dépasser.
À la fin de la période, les émetteurs doivent rendre leur quotas carbone. Cependant, si leurs émissions dépassent l’objectif fixé, ils doivent acheter des quotas carbone, correspondant à une tonne de GES non émise, pour arriver à la bonne quantité d’émissions. À l’inverse, les entreprises ayant moins émis que prévu peuvent vendre les émissions qu’elles n’ont pas générées sous la forme de quotas carbone. Ces quotas peuvent ainsi être échangés grâce à un marché du carbone. Le prix d’un quota carbone varie en fonction de l’équilibre entre l’offre et la demande.
Sur ce principe, de nombreux marchés carbone ont été créés au fil des années. En 2020, l’International Carbon Action Partnership dénombrait 21 marchés du carbone mis en place, et 24 autres en projet. En Europe, le Système d’échanges de quotas d’émissions de l’Union Européenne (SCQE) aussi appelé EU-ETS, a été créé dès le 1er janvier 2005. Sur ce marché, le prix du quota carbone a fortement augmenté sur les dernières années, passant de 37,45 euros en février 2021 à presque 90 euros en mars 2023. En Europe, sont concernées par le SCQE toutes les industries spécialisées dans la production de papier, d’acier, de ciment, de verre, et plus généralement toute industrie dont la puissance thermique est supérieure à 20 MW.
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En parallèle de ces marchés réglementaires, on retrouve le marché des crédits carbone volontaires. Ce marché s’est développé en même temps que le marché de conformité, et n’est pas le fruit d’une réglementation, mais plutôt de la volonté de certaines entreprises de concrétiser un engagement écologique. Dans ce type de marché, aucune certification n’est imposée. Néanmoins, au fil des années, des labels se sont développés pour apporter de la légitimité aux crédits carbones en question.
Par ce mécanisme, les entreprises soucieuses de leur image peuvent réduire leur impact environnemental, ou plutôt le compenser. A titre d’exemple, Apple a annoncé, lors de sa dernière keynote, que certaines versions de la toute nouvelle Apple Watch étaient neutre en carbone. Cette annonce n’a été rendue possible que grâce à l’utilisation, par Apple, de la compensation carbone.
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En d’autres termes, Apple a acheté des crédits carbone en finançant des projets environnementaux permettant la neutralisation d’une certaine quantité de carbone. Ces projets environnementaux permettent, en théorie, de compenser les émissions de CO2 incompressibles générées par la production de ladite Apple Watch.
Pour générer un crédit carbone, les porteurs de ce type de projet doivent remplir certains impératifs. D’abord, il faut que le projet respecte la notion d’additionnalité, ce qui signifie que le financement et la mise en œuvre du projet doivent pouvoir justifier que le financement et la mise en place du projet impactent réellement, et de manière positive, l’environnement.
D’autre part, les émissions de gaz à effet de serre captées ou séquestrées doivent pouvoir être mesurées et comptabilisées sur la base d’une méthodologie reconnue et approuvée par un tiers indépendant. Tout au long de la durée du projet, les économies de gaz à effet de serre doivent pouvoir être vérifiées annuellement par un auditeur. Enfin, il faut que l’impact environnemental du projet soit durable dans le temps, et que les émissions de GES soient neutralisées pendant au moins sept ans.
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Si le principe de compensation carbone présente un intérêt non négligeable dans la réduction des émissions de CO2, il présente néanmoins de nombreux défauts. Tout d’abord, les méthodes de calcul des crédits carbone seraient parfois mal réalisées, entraînant ainsi un déséquilibre entre les émissions de CO2 réalisées, et des compensations qui ne sont pas à la hauteur. En janvier 2023, une analyse réalisée conjointement par Die Zeit, The Guardian et SourceMaterial annonçait que 90% des crédits carbone ne valaient rien. Cette analyse se basait notamment sur l’attribution de crédits carbone par VERRA, plus gros label de compensation carbone au monde. Ce dernier recevait ainsi des fonds privés pour protéger la forêt primaire dans des zones sensibles. Néanmoins, il semble que cette protection n’a permis d’empêcher la déforestation que dans de très rares cas. Ainsi, 94% de ces crédits carbone n’auraient pas eu d’impact sur la lutte contre le changement climatique.
Ce n’est pas tout. Le mécanisme des crédits carbone est également critiqué pour encourager les entreprises à compenser leurs émissions plutôt que les réduire. Or, la neutralité carbone ne pourra passer que par la réduction des émissions. Greenpeace pointe également du doigt une dérive récurrente qui veut que les projets de compensation carbone sont commandités par des organisations venant de pays développés pour des projets à destinations des pays du Sud. Ce type de mécanisme pourrait causer, dans les pays concernés, des problèmes de sécurité alimentaire et de déplacement des populations locales.