Des siècles d’énergie bas-carbone dorment dans nos stocks d’uranium appauvris. Pourtant, la France a abandonné ASTRID, un projet de réacteur nucléaire surgénérateur qui aurait permis d’exploiter ce potentiel. Pourquoi ce choix surprenant ? Explorons les raisons derrière cet échec.

Avant d’entrer dans le vif du sujet et de parler du projet avorté ASTRID, il est essentiel de comprendre le principe des réacteurs à neutrons rapides (RNR), et en particulier ceux classés comme « surgénérateurs ». Plongeons ensemble au cœur du fonctionnement de ces réacteurs.

Lorsqu’un noyau d’actinide (comme l’uranium ou le plutonium) subit une fission, les neutrons libérés sont très rapides, ce qui réduit leur chance de provoquer une nouvelle fission, et donc de maintenir une réaction en chaîne. Pour optimiser ce processus, deux approches sont possibles :

  • Ralentir les neutrons à l’aide d’un modérateur (comme de l’eau ou du graphite). Cela augmente les chances de fission, et donc le rendement. C’est le principe dit de “fission par neutrons thermiques” que l’on retrouve au sein des réacteurs traditionnels utilisés aujourd’hui (REP ou REB).
  • Ou encore ne pas utiliser de modérateur, comme c’est le cas dans les RNR. Bien que cela augmente la perte de neutrons hors du cœur, réduisant ainsi la probabilité de fission, cette absence de modérateur permet aux neutrons à haute énergie de fissurer des noyaux plus lourds. En récupérant ces neutrons, on peut ainsi « transmuter » des matériaux initialement non fissiles (mais fertiles) en combustibles fissiles. Cette capacité à « sur-générer » du combustible, tout en produisant de l’énergie, est ce qui donne son nom au surgénérateur.

    Transmutation de l’uranium 238 en plutonium 239 / Source : energyencyclopedia.com.

 

 

 

 

 

 

 

 

Parlons maintenant du projet nommé ASTRID, acronyme d’«Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration », un surgénérateur nucléaire, conçu pour représenter une nouvelle génération de réacteurs à neutrons rapides et refroidis au sodium (RNR-Na). Lancé en 2010, ce prototype de 600 MWe fait suite aux réacteurs expérimentaux Rapsodie, Phénix (250 MWe) et Superphénix (1 240 MWe) et vise à démontrer la faisabilité d’une exploitation industrielle de cette technologie qui apparaît comme très prometteuse.

Le projet ASTRID est piloté par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), avec la participation de plusieurs partenaires industriels majeurs. Parmi eux, on retrouve EDF, principal exploitant du parc nucléaire français, ainsi qu’Areva (devenue Orano), acteur clé de l’industrie du cycle du combustible nucléaire. ASTRID bénéficie également de collaborations internationales, notamment avec le Japon, qui a mené des efforts similaires avec le réacteur de Monju.

Pourquoi la France a-t-elle lancé le projet ASTRID ?

Dans les années 2000, la France est encore un leader mondial en matière de nucléaire civil, avec plus de 70 % de son électricité provenant de réacteurs nucléaires à eau pressurisée (REP). Toutefois, cette période est marquée par une montée des préoccupations environnementales et économiques, notamment concernant la gestion des déchets nucléaires et l’épuisement potentiel des ressources en uranium.

ASTRID est alors présenté comme le projet s’inscrivant, au-delà d’une perspective historique d’indépendance énergétique, dans un objectif de durabilité de la filière. Pour saisir l’ampleur de cette révolution, voici les trois évolutions majeures que ce projet pourrait apporter au secteur nucléaire.

➡️ Boucler le cycle du plutonium

L’un des principaux atouts des RNR est leur capacité à recycler de manière récurrente le plutonium. Actuellement, le plutonium provenant des combustibles usés est partiellement réutilisé sous forme de MOX (Mixed Oxide Fuel). Toutefois, après un cycle d’utilisation, sa composition évolue et le rend inutilisable pour les réacteurs classiques. Les RNR, en revanche, peuvent continuer à exploiter ce plutonium. En fermant ainsi la boucle du cycle du plutonium, ASTRID contribuerait à réduire la dépendance à l’extraction d’uranium.

Représentation d’un cycle de combustible fermé / Source : Clefs CEA, 2016.

 

 

 

 

 

 

 

➡️ Exploiter pleinement le potentiel de l’uranium

ASTRID en tant que réacteur de VIᵉ génération aurait également permis de produire 50 à 100 fois plus d’électricité qu’une centrale actuelle pour la même quantité d’uranium. Comment est-ce possible ? En extrayant jusqu’à 100 % du potentiel énergétique de l’uranium. En effet, il est essentiel de comprendre que l’uranium lorsqu’il est extrait du sol contient 2 isotopes : l’U238, en grande majorité (plus de 99 %), qui est non fissile par les réacteurs actuels et l’U235, isotope fissile, mais présent en très faible quantité. Or, comme vu précédemment, les surgénérateurs comme ASTRID ont la capacité de transformer l’U238 en plutonium (Pu239), exploitable pour produire de l’énergie. Cela aurait non seulement permis une production d’énergie bien plus élevée, mais également rendu possible l’exploitation des stocks d’U238 déjà disponibles en France, estimés à 250 000 tonnes. De quoi alimenter le parc nucléaire pendant des centaines de milliers d’années, le rêve.

Potentiel énergétique de l’uranium, lorsque ce dernier est utilisé par le parc actuel (à gauche) et multirecyclé avec le plutonium en RNR (à droite) / Source : A/EA, Red Book, édition 2014.

 

 

 

 

 

 

 

➡️ Réduire la quantité et la dangerosité des déchets nucléaires

Enfin, c’est une conséquence directe des révolutions citées plus tôt, l’un des objectifs majeurs d’ASTRID était de réduire de manière significative la quantité de déchets radioactifs générés par la filière nucléaire. Les RNR peuvent « brûler » une partie des déchets, notamment les actinides mineurs (américium, neptunium, curium…) problématiques en raison de leur longue durée de vie. Cela permettrait de limiter l’enfouissement en profondeur des déchets ultimes et de réduire l’empreinte écologique du nucléaire.

Mais alors, qu’a bien pu provoquer l’annulation d’un projet si prometteur ?

Les raisons de l’abandon du projet ASTRID

➡️ Sécurité accrue et innovations techniques

Avec les événements marquants tels que la catastrophe de Fukushima en 2011, les exigences de sûreté pour les réacteurs nucléaires ont été considérablement renforcées. Ainsi, pour se conformer aux nouvelles normes, le projet proposait plusieurs ruptures technologiques par rapport à ces prédécesseurs, telles qu’un cœur à faible coefficient de vidange et un récupérateur de cœur fondu, pour n’en citer que deux.

Ces innovations devaient permettre, comme on pouvait le lire dans la note de présentation du projet par le CEA, d’assurer : « Une sûreté améliorée, au moins identique à celle d’un réacteur de 3ᵉ génération de type EPR et prenant en compte les spécificités des réacteurs à neutrons rapides ». C’est précisément cette seconde partie qui va poser problème au cours du développement du projet.

➡️ Défis technologiques liés au sodium

L’un des plus grands défis technologiques auxquels ASTRID a dû faire face réside dans l’utilisation du sodium liquide comme fluide caloporteur. Le sodium présente des avantages indéniables : il permet un transfert de chaleur plus efficace que l’eau et n’absorbe presque pas les neutrons, ce qui est essentiel pour maintenir la réaction nucléaire.

Cependant, ses inconvénients sont nombreux et ont constitué un obstacle majeur à la poursuite du projet. Tout d’abord, le sodium est par nature très opaque, ce qui rend l’inspection visuelle des structures internes difficile, tandis que sa corrosivité impose de lourdes contraintes sur les tuyauteries, augmentant ainsi les risques de ruptures. Ensuite, le sodium tolère mal les mélanges avec d’autres substances. En contact avec l’eau, il réagit violemment, produisant de l’hydrogène inflammable et de la soude, comme l’a tristement illustré l’accident de Chevtchenko en URSS. Exposé à l’air, il peut également s’enflammer spontanément, un danger observé lors de l’incident de Monju au Japon en 1995. Enfin, après utilisation, le sodium devient lui-même radioactif, ce qui complique non seulement sa manipulation, mais aussi le démantèlement des installations.

Ainsi, en raison du caractère trop instable du sodium et malgré l’important retour d’expérience de la filière française, de nombreuses technologies soutenues par le projet n’ont pas atteint un niveau de maturité suffisant pour garantir une sûreté adéquate, rendant sa réalisation trop risquée.

Le site du surgénérateur Superphénix à Creys-Malville, en démantèlement / Image : Révolution Énergétique – HL.

➡️Retards et viabilité économique

Évidemment les problèmes ne viennent pas seuls. En réaction aux lacunes techniques, le projet prend du retard et ses prévisions initiales sont revues à la baisse. La date de mise en service du projet est reportée à 2025 et le réacteur voit sa puissance réduite à 200 MW, soit 3 fois moins que ce qui était prévu initialement.

En parallèle, la rentabilité du projet questionne. Tout d’abord, parce que son budget a été revu à la hausse (plus 2 milliards d’euros par rapport à l’hypothèse initiale) mais aussi, car les enjeux autour du recyclage de l’uranium s’avèrent moins pressants que prévu. En tout cas, c’est ce que déclare l’administrateur général du CEA pour justifier l’abandon du projet : « On le verra venir avec la construction de nouveaux réacteurs dans le monde. Nous aurons le temps de nous retourner », en référence au prix de l’uranium. La situation est claire, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Enfin, d’un point de vue économique…

➡️ Un contexte défavorable

Malheureusement pour ASTRID, déjà en difficulté, la filière nucléaire traverse une période particulièrement délicate à cette époque. En France, le discours politique autour du nucléaire a changé après la catastrophe de Fukushima en 2011 et sous l’influence croissante des mouvements environnementaux. Bien que le pays reste un acteur majeur du nucléaire, les préoccupations sur la sécurité et les déchets radioactifs ont renforcé le soutien populaire aux énergies renouvelables (ENR), considérées comme plus sûres et durables. À cela, s’ajoute une autre source d’inquiétude : la production de plutonium, destinée aux réacteurs civils, pourrait potentiellement être détournée à des fins militaires pour la fabrication d’armes nucléaires.

Au niveau européen, les quotas imposés par l’UE pour l’intégration des ENR ont poussé la France à adapter sa politique énergétique, accélérant la mise en place de la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (PPE), qui exerce une pression supplémentaire sur la filière nucléaire. Enfin, à l’échelle mondiale, le ralentissement, voire l’abandon de projets similaires, comme le réacteur Monju au Japon, a également fragilisé la viabilité d’ASTRID.

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ASTRID, trop en avance sur son temps ?

Le projet ASTRID était destiné à transformer la filière nucléaire en proposant des solutions aux défis de gestion des ressources et des déchets nucléaires. Cependant, il semble que ce projet était peut-être trop en avance sur son temps sur le plan technologique et n’ait pas bénéficié du contexte adéquat, ce qui conduit finalement à son abandon par le CEA en 2019. De nombreux spécialistes continuent de considérer aujourd’hui cette décision comme une erreur historique, tant pour l’environnement que pour l’innovation technologique et l’indépendance énergétique de la France.

Dans le reste du Monde, la Chine et la Russie poursuivent leurs recherches sur les RNR de VIe génération avec leurs projets respectifs, le CEFR et le BN-1200. Qui sait, peut-être que le succès de nos voisins et un climat plus favorable finiront par nous relancer dans cette voie et qu’un projet ASTRID 2.0 verra le jour ?